Le cahier fanzines (inclus dans le livre)
édito : Les fanzines, média et mémoire de l’underground
C’est un exercice de style qui colle à la peau de tout effort d’évocation, une sorte de passage obligé stylistique quand vient le moment d’ouvrir la boîte aux souvenirs, un rappel des circonstances qui commence toujours plus ou moins par ces mots : “à cette époque, internet n’existait pas encore…” On peut ensuite dérouler pour insister sur l’étendue du désert : pas d’emails, pas de pièces jointes, pas de newsletters, pas de sites de téléchargement, pas de MySpace, pas de YouTube, pas d’Instagram, pas de webradios, pas de Spotify, pas de Bandcamp…
Tout cela n’existait pas, c’est entendu. Alors il fallait composer avec ce qui existait. Avec le plus vieux média du monde : le bouche à oreille. Avec un média bien plus récent – depuis la libéralisation des ondes FM en 1981 : les radios locales et leurs émissions déjantées, mais dont les émetteurs n’arrosaient qu’une zone restreinte de territoire. Et puis avec des supports imprimés artisanaux et passionnés qui circulaient de la main à la main, distribués dans des petits lieux sympathisants (disquaires, librairies, cafés concerts…) et en grande partie grâce au service public de la poste, ce qui faisait du passage du facteur un moment fort de la journée : des fanzines, troqués, achetés sur place ou commandés “prix port compris”. Les fanzines n’étaient bien souvent composés que de quelques pages photocopiées et agrafées avec plus ou moins de solidité. Mais ils étaient les vecteurs de la vitalité des scènes locales. Marsu, l’ancien manager des Bérurier Noir, résume l’action des fanzines en une formule choc : “Coût : zéro. Moyens : zéro. Résultat : maximum.” (1)
Écrits par des fans qui nous paraissaient nos semblables, les fanzines étaient les influenceurs honnêtes de notre temps, alors que la presse institutionnelle et ses contenus commerciaux suscitait plutôt méfiance ou moquerie. Trop éloignée de nos goûts, trop en décalage avec nos idéaux, trop centralisée aussi. Quand j’avais interviewé Thomas des Burning Heads au sujet de la “presse nationale” pour le documentaire Fanzinat, il avait rapporté cette courte anecdote : “On avait joué aux Transmusicales de Rennes au début des années 90 et à la fin du concert, visiblement un peu éméché, Philippe Manoeuvre avait trouvé le groupe “génial” et on sentait qu’il avait envie de faire la promo… Et puis, au final, le lendemain, avec une petite gueule de bois, il avait oublié qu’on était vraiment géniaux et on en avait gardé le souvenir que ce n’était peut-être pas les plus gros médias les plus fiables et qu’on avait sûrement des relations plus sincères et de confiance avec le fanzinat.”
Dans la biographie, Hey You ! (2), Thomas résume aussi sec : “Les médias les plus importants pour nous, c’étaient les fanzines, comme Violence.”
Je me permets de citer dans la foulée un autre interlocuteur du livre Hey You ! : Patrick Foulhoux, de Clermont-Ferrand, bien connu sous le pseudonyme The Tad pour avoir collaboré au fanzine Violence, avant de devenir une plume solide de la presse rock. Il nous apporte un éclairage intéressant : “Entre les fanzines et la presse, il y avait plus une complémentarité qu’une réelle concurrence contrairement à ce qu’on aurait voulu nous faire croire. Tous les journalistes de presse lisaient les fanzines pour se tenir informés, sachant pertinemment qu’ils n’étaient pas au courant de ce qu’il se passait dans l’indé, là d’où viennent toujours les nouveaux courants. Cette multitude de fanzines permettait la circulation de l’info, mais c’était tellement diffus et tellement peu structuré qu’il y avait beaucoup de déperdition.” Malgré leur manque d’organisation et leurs problèmes de diffusion, tous ces fanzines, conclut The Tad, “ont autant contribué à la structuration de la scène comme on la connaît aujourd’hui que les radios, les organisateurs, les festivals, les labels, les distributeurs, les managements, les éditeurs, les sonorisateurs, les éclairagistes, les roadies, etc. et bien entendu les groupes.“
“Ce sont les fanzines qui ont permis de tisser des liens et de construire une scène” confirme le journaliste (et ancien fanzineux) Olivier Portnoi, toujours dans les pages de Hey You ! : “Dans ce monde antérieur à internet, les fanzines avaient un rôle important, car eux seuls s’intéressaient à ces groupes-là et leur donnaient une existence au-delà de leur quartier, de leur ville ou de leur région !” Olivier relevait aussi un rôle inattendu des fanzines sur la psychologique interne des acteurs locaux ainsi interviewés : “Les membres des groupes se voyaient poser des questions pour la première fois de leur vie de musiciens, et quand on te pose des questions, ça te fait réfléchir à ce que tu fais. Parler de ta démarche te fait évoluer. Comment parler de ton groupe ? En copiant des formules que tu as lues dans un entretien avec Iron Maiden paru dans Hard Rock magazine ?”
Violence, Tokbomb, Meantime, Tranzophobia et bien d’autres… J’ai donc reçu de nombreux numéros de fanzines directement dans ma boîte aux lettres. Grâce au contenu de ces enveloppes de papier kraft dont l’adresse de l’expéditeur indiquait le département 42, j’ai développé une sorte de fantasme. Saint-Étienne était devenue une ville majeure de mon imaginaire. Son nom était devenu celui d’une sorte de capitale du rock indé. En tout cas au même titre, sur les mêmes bases d’informations, qu’Angers devait être un petit Seattle dans le Maine-et-Loire ou Orléans un quartier de Los Angeles…
A coup sûr, à en juger par toutes ces interviews, ces chroniques, ces insertions de flyers, ces playlists, ces comix, ces comptes-rendus de concerts dans des rades et des festivals environnants, ce chef-lieu ne pouvait être qu’une sorte de paradis pour punks suburbains. C’était une des villes où il fallait se trouver en ce moment-là si on voulait ressentir le frisson de l’action. Je suppose que ceux qui ont vécu ces années-là et œuvré pour la survie de la scène locale doivent sourire de cette excitation naïve. Les hasards de la vie ont fait que, plus tard, je suis allé pour de vrai à Seattle et Los Angeles. Je suis aussi allé pour de vrai à Saint-Étienne, où j’ai pu mesurer le caractère exagéré de mes fantasmes d’exotisme. Sans doute la ville entière n’avait pas le cœur qui battait au rythme du punk rock. Mais il faut croire que ce rythme a battu dans suffisamment de poitrines pour que ne disparaissent jamais la mémoire et la fidélité. Sur mes étagères, j’ai conservé tous mes fanzines reçus de Saint-Étienne. Ils sont à peu près classés, et je les feuillette encore. Il faut croire que c’est ma façon d’être nostalgique, un petit peu, et fidèle, assurément.
Guillaume Gwardeath, Tarnos, été 2023
(1) Film documentaire Fanzinat, Metro Beach, 2022
(2) Livre Hey You ! Une histoire orale des Burning Heads, Metro Beach, 2020